Enfourcher la langue

 : Please see below for the English translation :

C’est sous une apparence inoffensive que les représentations de Mayura Torii attaquent le visible en y faisant croître comme un cheveu sur la langue. Cet imperceptible travail de sape, pour qu’il puisse (nous) prendre, s’appuie sur le vu, su et connu de tous à savoir la langue et le visible qui s’y rattachent. Prélevant simplement parmi les ingrédients qui existent déjà (locution, objet, forme simple, quotidien, mot, idiotisme) Mayura Torii y affute le sens au scalpel pour une conjugaison “readycule”. Devant, derrière, autour, au fond des photographies, des dessins, des sculptures et des titres, le spectateur fabrique alors à plein régime, dans le désordre “alphabêtique”, à contre-sens comme dans tous les sens, goûtant une langue devenue bifide qui fait zozoter le visible, anamorphose l’intelligible. C’est ainsi que Mayura Torii tire ses traits d’esprit et nous y ouvre, le dépoussiérant d’un Witz caustique.

L’auteur d’une pratique volontairement minimaliste se fait à cette occasion “ôteur” de toute empreinte personnelle, y préférant l’emprunt dans les lieux communs du culturel qui, y piochant, creuse et bouture dans la tête spectatrice. Ce retrait volontaire du Je laisse en effet plus de place aux jeux, ceux faits des glissements et d’emboîtement, d’enchaînements de pensée au déchaînement de sens à partir de quelques coïncidences langagières et/ou visuelles. Mayura Torii renverserait alors l’expression « qui peut le plus peut le moins » par une pratique du peu mais avec un effet maximal dans les trébuchements de sens (in)attendus, y risquant les bonnes ou mauvaises chutes comme lorsqu’il s’agit d’un bon mot, spéculant sur les rattrapages risibles ou virtuoses à la rampe culturelle. Pour exemple, c’est compter sur un esprit d’escaliers dans lequel nous serions poussés que méthodiquement dessiner et couper en cinq tranches de 50 x 55 cm un Aspirateur divisé : par un phénomène de références et résonnances en cascade, cet improbable et délicat polyptique mimétique nous conduirait de l’aspirateur hissé sur l’autel votif du ménage consommé à l’aura brisée du Ready Made, du mouton tranché de Damien Hirst au rêve de la ménagère hachant menu pour mieux le ranger l’avaleur d’un Élevage de poussière duchampien... La liste serait longue comme une vis et un dévis(s)age sans fin. Ainsi, parce que ça dérape doucement, loin du spectaculaire et de l’effet de geste – et ce précisément souvent à l’endroit d’une rigueur technique qui fait illusion –, la machine s’emballe en tout sens. Près de cent ans après Duchamp, la mariée caracole désormais avec tous les célibataires idiotiques et donne réception avec grand art dans la petite cuisine du banal où le High et Low s’embrassent. S’y (en)fourche la langue, y copule le domestique et le savant, dans un lit aussi vaste que deux champs culturels. Pétrissant de toutes parts, mettant à nu les mots, se poilant en enfantant de l’hybride, bridant les formes mais débridant le fond, c’est l’œuvre qui défait le sens et « c’est le regardeur qui fait le tableau ».

Ainsi, nous berçant et nous bernant tout à la fois d’allusions plurielles dont érotiques et d’illusions singulières dont poétiques, les œuvres de Mayura Torii osent couper la parole crue et le visible (re)connu pour y planter un hiatus qui en dit aussi long qu’un haïku...

Sarah Lallemand

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(English version)

It is under an innocent appearance that Mayura Torii’s representations strike at the visible, making something grow there like a hair on the tongue. This imperceptible work of subversion, so that it may take hold of us, relies on what is already seen, known and shared : language, and the visible that attaches to it. Drawing simply from ingredients that already exist — an expression, an object, a simple form, an everyday thing, a word, an idiom — Mayura Torii sharpens meaning with a scalpel, crafting a form of “ready-cule” conjugation.

In front of, behind, around and within the photographs, drawings, sculptures and titles, the viewer becomes a restless fabricator, working in “alphabetical” disorder, making sense and nonsense at once, tasting a bifurcated tongue that makes the visible lisp and the intelligible twist. Thus Mayura Torii draws out her wit and opens it to us, dusting it off with a caustic Witz.

The artist, whose practice is deliberately minimalist, becomes here a kind of “deleter” of personal imprint, preferring instead to borrow from the commonplaces of culture, digging, grafting and taking root in the spectator’s mind. This voluntary withdrawal of the I gives more space to play : to slips and fits, to chains of thought and unchained meanings, born from linguistic or visual coincidences. Mayura Torii might then invert the saying “less is more,” practicing little yet achieving maximum effect through unexpected stumbles of meaning, risking both graceful and clumsy falls as in a clever pun, speculating on ridiculous or virtuosic recoveries along the cultural ramp.

For instance, imagine the methodical drawing and cutting into five 50 x 55 cm slices of a Divided Vacuum Cleaner. Through a cascade of references and resonances, this improbable and delicate mimetic polyptych would carry us from the vacuum cleaner raised onto the votive altar of the consummate household to the shattered aura of the Readymade, from Damien Hirst’s sliced sheep to the housewife’s dream of neatly chopping and storing a Duchampian Dust Breeding. The list would be as long as a screw, and an endless un-screwing of faces.

Because things slip gently, far from the spectacular or the grand gesture, often precisely through the illusion of technical rigor, the machine runs wild in every direction. Nearly a century after Duchamp, the bride now frolics with all the idiotic bachelors, hosting with great art a reception in the small kitchen of the banal, where High and Low embrace. Here the tongue forks, the domestic and the intellectual copulate in a bed as wide as two cultural fields. Kneading from all sides, laying words bare, laughing while giving birth to hybrids, restraining form but unbridling content, the work itself unravels meaning, and indeed, “it is the viewer who makes the painting.”

Rocking and deceiving us all at once with plural allusions, some erotic, and singular illusions, some poetic, Mayura Torii’s works dare to cut into raw speech and familiar sight, planting there a hiatus that says as much as a haiku...

Sarah Lallemand