Esprit Ninja

Esprit Ninja

De nombreuses œuvres de Mayura Torii concernent les malentendus de traductions et d’interprétations occasionnés par le passage entre deux cultures, l’occidentale et la japonaise, malentendus dont elle fait jaillir les hiatus humoristiques, comme dans la confusion des lettres dont son prénom est le premier exemple, ni r ni l, ni guttural ni labial, mais entre les deux, comme dans le titre Lady-made. Il lui a fallu en effet inventer sa propre compréhension des choses entre le pays qu’elle a quitté et celui qu’elle habite en étrangère, c’est en dire en personne regardant les choses du point de vue de l’étranger et de l’étrangeté. Ressentant le fait qu’il n’y a pas réellement de traductions sinon des équivalences approximatives, elle a fait de cet entre-deux un monde flottant où se glisser en passagère clandestine. Pour donner une idée de ce flottement et du niveau d’incompréhension où elle a frayé son chemin et renversé le malentendu, il faut écouter la prononciation faite par des locutrices japonaises du proverbe : "Les paroles s’envolent, les écrits restent". Elles s’envolent dans un espace qu’elle fait sien, où le jeu remplace la difficulté, où comprendre devient sourire, l’équivoque subversion. L’équivoque, elle est dans le volume Cône, mais aussi dans le curieux traitement réservé à Fontaine de Marcel Duchamp, layette attendrie protégeant la valeur canonique d’une pissotière à propos de laquelle le maître en équivoque sexuel notait : "On a pour femelle une pissotière, et on en vit". La housse de la ménagère attentive recouvre l’insulte, en retourne la veste. La fausse candeur et l’ignorance feinte deviennent les plus douces armes du féminisme, mais aussi les plus pointues.

Il existe de curieux guerriers au Japon, les Ninjas, célèbres dans la culture populaire. Une combattante de la subversion féministe dont la discrétion serait à la limite de la disparition, telle serait la fiction drôlatique entretenue par Torii, celle d’une femme ninja passant entre les gouttes. L’esprit ninja réside dans une zone sensible faite d’invisibilité, de disparitions, d’effleurements et d’esquives, selon la traduction du mot japonais signifiant "se faufiler". Cet esprit, selon la résonance proposée par l’exposition Moitié-Vide, se serait s’immiscer entre la peau et le papier comme dans le dessin à échelle 1 Femme Ninja, ou loin des itinéraires convenus et sous surveillance, comme "les traceurs contemporains" de Parkour ré-inventant un nouvel usage urbain de passe-muraille. Rêver d’agir en douce, en sourdine, dans le caché, c’est presque une délicieuse disposition enfantine.

Il y aurait dans le combat de l’héroïne invisible une façon de pousser sur les murs du quotidien, de l’économie domestique, des contraintes de la condition féminine, des autorités instaurées, des prentés abusives (la copie détournée de la peinture de Francesco Traballesi) et de la domination masculine, pour les tordre avec ironie. Le rouleau de Festin, autre humble travail de copiste, nous parle du luxe et de l’excès en une explosion de marchandises brillant par leur absence. Copie et ouvrages de dame, voilà les moyens minorés où l’ironie, y compris à l’égard de soi-même, opère.

Dans l’œuvre de Mayura Torii, dessins et mots se relaient. L’exposition Moitié-vide est en noir et blanc. La feuille est au même endroit que la page. Le langage mène l’ensemble, dans la diversité des formes, des matériaux et des pratiques, ce sans l’arrogance intellectuelle du conceptualisme. Ici, il n’y a rien à prouver, juste à résister à l’incompréhension des choses avec l’esprit de finesse et le trait d’esprit.

Frédéric Valabrègue